NOUVELLES NOUVELLES MAIS ANCIENNES DEJA!

 

Mescal, Sexe et Fromage de chévre...

     Ce soir là, il faisait vraiment trop chaud. Vers 19h, le soleil cognait tellement fort sur la verrière de mon loft que même avec la porte  du réfrigérateur ouverte en grand, thermostat à 10, la sueur ruisselait le long de mon front, ma chemise collait sous mes bras, de larges auréoles en étaient la preuve odorante, bref l'horreur... Je songeais même un instant à m'enfermer dans le freezer! Depuis longtemps ma réserve de boissons fraîches n'était plus qu'un souvenir. Pourtant, le matin même, j'avais dévalisé le frigo de jeff, mon pote l'épicier, lui laissant au passage un chèque avec la consigne de ne l'encaisser que le mois suivant, ça il en avait l'habitude... Une véritable étuve. Les pales du ventilateur découpaient l'air en tranches épaisses comme du manioc, comme disait l'autre! Et je n'ai jamais de ma vie mangé du manioc! Est ce que cela ressemble à du pil pil? De toute façon je préfère la chair, la bonne bidoche, la barbaque rouge et sanglante! Quel plaisir que de se taper un bon beefsteak, de cheval de préférence en pensant à Ourasi et à tous les connards qui misent sur sa pomme! Il n'est que chair, que sang, que nourriture terrestre n'est ce pas?

     Ce soir là , donc, il faisait très chaud et je décidais de prendre ma énième douche. Après celle ci je m'allongeais, uniquement vêtu de mes poils pectoraux, sur mon Cinna éventré, et, un bon vieux Dylan en sourdine, je m'endormis... Au loin une mobylette vrombissait, quelques jeunes paumés s'engueulaient dans la cage d'escalier, bref rien de très original. Un fond sonore ambiophonique (Dylan, les gosses, la mobylette...). Le soir tombait en silence, la nuit étalait son voile de mystère sur la citée étuvée... J 'ouvris les yeux et la première chose que je vis fut, justement, que la nuit était là. Je n'y voyais rien, hormis un croissant de lune au travers de la verrière, et les voyants lumineux de l'ampli. Depuis longtemps, semble t'il, Zimmermann s'était tu. Les gosses avaient cessé de hurler dans la cage d'escalier, quant à la mobylette... Je me levais, enclenchais la touche tuner de la chaîne, le top 50 de la nullité envahit l’atmosphère. Ça ou autre chose finalement peu importait. Soudain la sonnette retentit, je passais un peignoir de bain et allais ouvrir, non sans avoir auparavant jeté un coup d’œil par l’œilleton. Devant moi se tenait GINETTE!

     Petite bonne femme de un mètre cinquante pour environ soixante dix kilos, brune, potelée, assez séduisante bien que ne correspondant pas aux normes en rigueur question "canon". Ce soir là elle avait du, elle aussi, essayé de se rafraîchir, mais certainement pas avec uniquement de l'eau gazeuse! Elle se tenait appuyée au chambranle de la porte, se laissant aller de tout son poids sur la sonnette. Mes tympans me donnèrent l'ordre expresse de lui ouvrir. C'est ce que je fis. Elle ramassa à ses pieds un sac Prisunic et entra. Sans un mot, elle s'affala sur le canapé. Elle restait les yeux fermés, la sueur coulait le long de ses tempes, et quelques gouttes perlaient au dessus de sa lèvre supérieure. Son sac, renversé à ses pieds, contenait trois bouteilles: une de Coca Cola, une de Mescal (Ultramarine, le meilleur!), et une de Jack Daniels. Elle était vêtue d'une robe en coton, style indien, de couleur mauve quoique déjà bien délavée, et portait aux pieds une vieille paire de sandales en cuir. Je là laissais récupérer et allais jusqu'à la cuisine prendre deux verres. Je pris également un paquet de chips ainsi que deux petits fromages de chèvre, biens durs, bien faits... Le rêve du palais. De retour au salon je trouvais Ginette étendue sur la canapé, toujours les yeux fermés. Sans rien dire je déposais verres, chips et fromages sur la table basse.

     - "Ce soir j'ai envie de boire... Beaucoup boire...Me noyer dans l'alcool... Ce mec est un salop, une ordure, un..." et elle éclata en sanglots.

Je ne dis rien , habitué aux querelles de Ginette avec son, ou ses compagnons.

     - " Je le largue!" Et des sanglots elle passa au rire, un rire aigu, un peu comme l'alto de Charlie Parker poussé au maximum.

     - "On va se bourrer la gueule n'est ce pas? Par ici le mescal!"

Elle se leva d'un bon, d'un geste sec ouvrit la bouteille, et bu à même le goulot.

     -" Les verres, c'est pour les bourgeois!" et elle me tendit la bouteille.

Je bus aussi. Avec le mescal il vous semble boire du caoutchouc en fusion, sur le coup on ne ressent rien, mais ça éclate dans l'estomac comme un S.C.U.D. au dessus de Tel Aviv privé de patriots. Bonjour les dégâts. Je lui proposais un fromage qu'elle prit et englouti en une seule bouchée.

     -"Et un coup de Jack Daniels pour faire descendre!"

Misère, pensais je, quel sacrilège, quel affront, du picodon avec du Bourbon! Je pris l'autre, et le croquais comme s'il s'agissait d'un chocolat Léonidas, le petit doigt en l'air. Je me levais et allais glisser dans la chaîne un vieux cd de Zucchero. La voix de l'italien envahit la pièce, un bon rytm'and blues bien balancé. Revenant vers le canapé, je constatais avec effarement que Ginette s'était dévêtue, et, nue, la bouteille de mescal à la main, elle dansait au milieu de la pièce.

     -"Allez viens, déshabilles toi, dansons comme des sauvages, des indiens, des hindous..." et elle bu encore une gorgée.

Je me dis qu’après tout, le ridicule ne tuant pas encore, je ne risquais pas grand chose, et ôtais mon peignoir. Hélas la seconde chanson était un slow et Ginette se colla contre moi, toute en sueur, tenant toujours sa bouteille, presque vide. Elle se serrait, se frottait contre moi tout au rythme de la chanson, nous nous approchions du canapé et nous y sommes finalement allongés, mêlant en un baiser l'arôme du mescal et le goût du picodon Ardéchois (je vous le conseille, ce n'est pas désagréable). Notre étreinte fût brève, elle jouit presque tout de suite, je ne tardais pas non plus... Et tout deux nous nous sommes endormis...

     Lorsque je m'éveillais, au petit matin, j'étais seul. Les bouteilles avaient disparu, tout avait été rangé. Sur la table basse, un petit papier sur lequel il était écrit "Merci". Je remis Zucchero "Ora, Incenso e Birra..."

     Tiens , me dis-je, je boirais bien une Kro... Et je me rendormis.



Mystéra...

Mystéra habitait la ville haute et ne l'avais jamais quittée.

Je la voyais passer le matin sous mes fenêtres après avoir entendu ses pas dans le vieil escalier de bois de l'immeuble vétuste où une acariâtre propriétaire nous louait ses meublés.

Le soir, vers vingt heure, son ombre se profilait devant mes fenêtres et le claquement de se talons sur le bois l'accompagnait jusqu'à sa chambre située juste au dessus de la mienne.

Puis le silence. Rien. Ni radio. Ni musique. Le vrai silence.

Je l'imaginais rentrant chez elle, s'asseyant sur un sofa, puis plus rien. Pas un mouvement. Pas même un poil qui frémit. Terrible...

J'habitais depuis six mois dans une petite piaule blanche comme une chambre d'hôpital, située au rez de chaussée, et je passais le temps à lire, boire, dormir...Un accident du travail m'étant survenu deux ans auparavant, et après de longs mois en hôpitaux et maisons de rééducation, je touchais une petite rente me mettant à l'abri du besoin. A condition de ne pas trop en vouloir, je vivais bien. Pas de femme, pas d'auto,quelques amis (très peu), le paradis quoi... Il ne me restait aucune séquelle de l'accident, d'ailleurs je ne m'en souvenais pas réellement. Je travaillais pour le compte d'une société d'installation de coffres forts, et un matin où je me rendais sur un chantier avec la camionnette de l'entreprise, un semi remorque m'avait soudain coupé la route. Je m'étais réveillé quinze jours plus tard! Voilà...

L'hiver je faisais griller des châtaignes dans une vieille poêle percée en écoutant du Mozart, et l'été je buvais de la bière et suçais des Ice Cream en écoutant Bo Didley...

Devant les fenêtres, un palmier atteint  d'alopécie végétale se déplumait inexorablement, et une petite rue en pente glissait jusqu'au port. Je n'y allais jamais...

Donc Mystéra habitait la ville haute et ne l'avait jamais quittée...Enfin c'est ce qu'on disait dans le quartier. Le matin une odeur de café chaud emplissait l’atmosphère et le ronronnement du ventilateur que je laissais toujours branché à cause de ce maudit et insupportable silence me tiraient de la torpeur dans laquelle la nuit m'avait plongé. Un rat géant aux oreilles de loup rampait sur la carpette couleur sang séché. Dans un coin de la piéce, un sac poubelle éventré gisait abandonné. Festin de rat. Un matin pourtant, le rat n'était pas là. J'ouvris les yeux et constatais son absence. Le sac poubelle lui aussi avait disparu. Le ventilateur s'était tu. Seule l'odeur du café... Je me levais, et nu, allais vers la fenêtre. La nuit commençait à laisser place au jour, l'heure où les poubelleurs enfilent leurs parkas...

Je me retournais et la vis. Mystéra se tenait debout prés du lit, elle souriait. Uniquement vêtue d'un grand voile de soie son corps ébène semblait irréel. Le voile glissa à ses pieds...

Je m'éveillais beaucoup plus tard. Le ventilateur ronronnait... De la rue montaient des cris joyeux d'enfants, je regardais l'heure, dix heure trente. Aucun bruit ne parvenait de l'appartement de Mystéra. J'attendis fébrilement vingt heure mais je ne la vis pas passer devant ma fenêtre. Je guettais ses pas dans l'escalier... Rien... Vers minuit n'y tenant plus, je montais l'escalier. Arrivé devant sa porte je frappais... N'obtenant pas de réponse je tournais la poignée. La porte non verrouillée s'ouvrit sur une pièce vide... Pas un meuble, aucun signe d'une quelconque vie... Seul, par un carreau brisé, un léger souffle de vent agitait le store... Il en était de même dans toutes les autres chambres de l'étage. Il n'y avait rien ni personne... Je redescendis chez moi perplexe...

Dans le fond, cette phrase "Mystéra habitait la ville haute etc etc..." était venue soudainement à mon esprit... Avais-je rêvé? Mais cette femme? Qu'importe... Je pris une douche froide, me fis un Nescafé et m'allongeais sur le lit. Le ventilateur ronronnait, le rat n'allait pas tarder à venir gratter dans la poubelle... J'enclenchais la touche "on" du radio K7 et le vieux Mick se mit à gémir "Sad Sad Sad"...

Don't blame me...

Il faisait très froid, ce soir là, et je marchais solitaire dans les rues de la ville. Dans la tête un vieil air de Nat King Cole m'accompagnait... "In the mood for love" et le sourire d'Aniota jetait des éclairs sur le sol mouillé par une fine pluie verglacée. Vingt ans déjà qu'elle s'en était allée, un matin sans rien dire, sans excuses ni regrets... Loin, disparue, envolée telle la colombe aux ailes d'avenir, de quiétude et de paix. Il est impossible de retenir ces instants de bonheur dans une cage, en égoïste... Les rues se succédaient et la semelle de mes chaussures se chargeait de lourdeur, et mes mollets d'électricité tant mes muscles tendus me faisaient souffrir. Une lumière au fond d'une impasse attira mon attention, lumière rouge, fade, triste, sans éclat. Je m'approchais et me trouvais devant l'entrée d'un bar, sordide, aux vitres sales et embuées. De ce rade infect s'échappaient les échos d'un piano. Je restais un instant devant la porte écoutant la plainte de l'instrument bientôt rejointe par les feulements d'un saxo ténor. "Stormy Weather". Je poussais enfin la porte et entrais. La salle de taille moyenne était presque vide, dans un coin un trio, piano saxo batterie jouait pour quelques clients assis ou bien accoudés au comptoir. Une odeur de bière et de fumée flottait dans cet espace. Vieux cigares et bières bon marché.... Je commandais un demi pression au barman et m'installais à une table libre dans le fond de la salle, dans l'ombre. Le trio après une pause de cinq petites minutes, le temps de se rafraîchir, attaqua alors "Smoke gets in your eyes" et je mes mis alors à penser à Aniota, et à son regard lorsque, un matin, elle découvrit émerveillée la blancheur de la colline au travers des vitres embuées de notre chalet, perdu au milieu de la grande forêt des Monts sans Soucis, où nous étions venus passer les fêtes de Noël. Un feu de bois vif, ronronnait dans l'âtre et nous étions restés toute la journée au lit, enlacés, à regarder de vieux livres de photographies, Robert Frank et ses Américains, Bernard Plossu et ses gens de Marseille, Robert Doisneau et ses écoliers du temps où le mot enfance avait encore une signification d'innocence, de rêve, d'avenir. Il est loin ce temps là, aujourd'hui remplacé par la course à la compétitivité et à la connaissance sur mesure, méthodique, identique pour tous. On ne fabrique plus des écoliers mais des objets au savoir préfabriqué qui un jour remplaceront leurs géniteurs pour faire fonctionner le grand ordinateur qu'est devenu notre existence. Mais un jour viendra le grand "bug" et peut être alors un peu d'humanité reprendra le dessus. Au fond de mon bar, écoutant le pianiste pianoter, le saxo s'essouffler et le batteur caresser sensuellement ses peaux, je repensais également à la bouche humide d'Aniota, à ses baisers, à sa langue mutine, à son haleine mentholée. Tout son corps n'était que désir, sa peau, ses bras, ses hanches, son bassin, son sexe voilé par une légère toison brune. Elle s'offrait sans retenue, sans honte ni pudeur et sa jouissance était soupir lorsque mon corps venait à sa rencontre. Mais les histoires ont toutes une fin et par un triste matin blafard elle avait du regagner son pays de l'autre coté de la terre, me laissant seul avec des souvenirs "Je serais ta muse - m'avait elle dit -  notre histoire est finie mais restera à jamais gravée dans nos mémoires." Le temps a passé et seule la musique de ce trio de jazz me relie encore à elle.    


L'ombre portée du fusil sur le mur (partie 1)

     Il s'appelait Jean et longtemps il avait rêvé d'être photographe. La nuit, tandis que son amie dormait, il se glissait sans bruit dans la rue, s'asseyait au pied du réverbère, allumait une cigarette et restait des heures entières à ressasser des idées noires. Sans cesse, le souvenir de son enfance provinciale revenait à lui, et il se demandait pourquoi le cours de sa vie n'avait pas été comme il se l'imaginait à l'époque. Un rêveur, finalement il n'avait été qu'un simple rêveur. Puis il rentrait, allait s'étendre auprès de sa compagne, et s'endormait d'un sommeil lourd, sans rêve, car ses rêves lui il les vivait éveillé.

     Il était né dans une petite ville des Alpes ou son père exerçait la profession de comptable dans une fabrique de brosses. Sa mère, elle, n'avait pas d'activité si ce n'est de s'occuper de son frère et de sa sœur ainée. Il était et resta le dernier car une attaque cérébrale emporta sa génitrice quelques mois après sa naissance. Plus tard il apprit que, si celle ci avait vécu, elle aurait souhaité avoir cinq enfants. Comme quoi, même dans le domaine de la reproduction de l’espèce humaine il ne faut jamais voir trop grand.

     Il s'appelait Jean et longtemps il avait rêvé d'être photographe. Et pourtant il était photographe, un vrai, diplômé, certifié... Mais il n'avait jamais pratiqué son art tel qu'il l'avait rêvé! Deux années d'apprentissage sur le tard, à un age où, à l'époque, nombre de ses camarades de lycée étaient déjà bien installés dans la vie ou en passe de le devenir.Mais Jean n'avait jamais rien fait comme les autres.

     La nuit alors que son amie dormait, après généralement une étreinte conjugale, un de ses rapports affectifs où la sexualité bestiale et primaire domine sur l'instinct de reproduction, il se glissait donc sans bruit dans la rue, s'asseyait au pied du réverbère, à même le sol, allumait une cigarette, ou bien sa pipe selon l'envie du moment, et restait des heures entières à ressasser des idées noires. 2010, 2009, 2008... Pourquoi n'est il pas possible de revenir en arrière? Faire un saut dans le passé? Revenir vers une époque qui lui aurait été plus...moins...Jean ne savait plus, ne savait pas. Et la douceur de la nuit l’entraînait dans ses rêves...

     Un matin pourtant il prit une décision, la décision. Rien ne le retenait dans cette petite ville, ni sa compagne, ni les quelques amis ou individus se présentant comme tels mais qui à la première occasion ne manquaient pas de le railler, le rabaisser, eux qui avaient "réussi". Et encore faudrait il donner un qualificatif à cette affirmation. Il était temps pour lui de réaliser ses rêves.

     Il s'appelait Jean et longtemps il avait rêvé d'être photographe. A une époque même, après un service militaire auquel il n'avait pu se soustraire mais qu'il avait heureusement effectué dans une petite garnison non loin de chez lui, le cinéma l'avait attiré, la mise en scène. Il s'était vu dirigeant une équipe, nouveau Godard ou Tavernier selon le dernier film vu en salle. Plus tard encore le documentaire car il venait de lire la biographie d'un grand documentariste. Mais toujours la photographie revenait en lui telle une obsédante rengaine. Il se souvenait de ses années d'étude, l'apprentissage, son patron, le studio de prises de vues, les séances de photographie de mode ou celles, moins glorieuses, passées devant des piles de serviettes éponges qu'il lui fallait cadrer pour les pages d'un catalogue de vente par correspondance. Deux fois par semaine, il se rendait aux cours de la chambre des métiers, il y retrouvait ses camarades, ses professeurs, et durant ces deux journées il était question de chimie, de physique, de lumière. Rien de très passionnant pour quelqu'un qui n'appréhende que le côté artistique de la chose. Il y avait aussi les grandes discussions autour du matériel, les partisans du grand format contre ceux du petit, discussions sans fin... Hasselblad contre Nikon, Mamya contre Leica... Il était partisan du petit format, bien que chez son employeur il usait surtout de la chambre Sinar 4 X 5 inches, voire même plus grand. Le studio était aussi équipé d'une valise compléte Hasselblad et d'un Nikon F motorisé (le rêve à l'époque!). Parfois il lui arrivait de l'emprunter le week-end end... Son équipement personnel était des plus rudimentaire, Le Zénith E de ses débuts (qui succédait à un antique Lubitel 6 X 6) avait cédé sa place à un Minolta Srt 101b muni d'un 1,7/50 mm, plus tard il avait investi dans un doubleur de focale et un 2,8/28 mm. Il avait fait le choix du Minolta en référence à un photographe de l'époque dont il appréciait le travail. Il ne connaissait pas alors la phrase du célèbre directeur artistique Alexis Brodovitch: "Ce n'est pas l'appareil photo qui fait le photographe, mais l’œil qui est derrière!". Quelques années plus tard il posséda un Leica M, autre appareil mythique pour les photographes.



L'ombre portée du fusil sur le mur...Partie 2

     Il s'appelait Jean et longtemps il avait rêvé d'être photographe. Il se souvenait de ce mois d'octobre 1975, et de sa soirée passée avec son ami d'enfance Thierry. Celui ci bien que plus légèrement plus jeune que lui travaillait déjà. Il était plongeur dans un restaurant de la petite ville du midi de la France où ils habitaient. Avec un de ses premiers salaires, Thierry venait de faire l'acquisition d'un appareil photo "professionnel": un Asahi Pentax (à l'époque on disait le nom complet de l'objet!) modèle Spotmatic F. Comble de professionnalisme, l'appareil était noir et non chromé comme nombre de ceux vendus alors. Jean enviait secrètement Thierry et il s'était juré qu'un jour lui aussi posséderait un tel objet! Bien plus tard, au début des années 80, il put enfin réaliser son rêve. Avec Thierry il s'initia aux mystères de la chambre noire, dans le laboratoire photo réservé aux personnels de la société qui employait le père de son ami. Le matériel était très rudimentaire, un simple agrandisseur, quelques cuvettes, mais le tout fut assez suffisant pour assouvir leur passion, et leur donner la joie de voir apparaître leurs premières "images" à la lueur de la lampe rouge.

     Il s'appelait Jean et longtemps il avait rêvé d'être photographe. Avec sa première femme ils avaient un peu voyagé, en Europe. L'Italie surtout, Venise, Florence, Naples, Rome. Il avait rapporté de ces voyages de nombreux films, du noir et blanc, des diapositives. Parfois le soir avant de sortir fumer sous son lampadaire, il s'enfermait dans son bureau et ressortait un tirage, une diapositive qu'il examinait comme un un scientifique peut le faire avec un insecte. Il décortiquait l'image, analysait le cadrage, la composition et mentalement refaisait la prise de vue. Du noir et blanc il passait à la couleur et inversement. Chaque image était ainsi recréée. Parfois il se permettait le rajout d'un personnage pour meubler une zone de vide, ou bien au contraire, il gommait un détail, un objet... Mais il ne restait jamais rien de cette alchimie mentale. Il se souvenait également de sa toute première photographie prise un matin, à sept heure, sur la terrasse de la maison de son grand père, avec un appareil que celui ci avait acheté en 1961 pour se rendre en voyage organisé en U.R.S.S... Un Kodak modéle Brownie Flash format 124, photos carrées. Il avait gardé très longtemps cette photographie noir et blanc, un paysage.

L'ombre portée du fusil sur le mur...Fin.

Il s'appelait Jean et longtemps il avait rêvé d'être photographe. Pour lui ce mot évoquait toujours quelque chose de désuet, il voyait une personne habillée de noir, avec un grand appareil de prise de vues en bois sur un trépied. Quelqu'un d'asexué, un témoin au dessus de tout. Ou bien un peintre... Un peintre car la peinture, le dessin l'avaient toujours passionné. Il adorait la visite des musées et lors de ses voyages en Italie s'était émerveillé devant tant de trésors picturaux à Florence, Rome... Comme beaucoup il était venu à la photographie par le fait qu'il ne savait ni peindre, ni dessiner. Plus tard il s’était essayé à la sculpture, genre Calder, travaillant le métal de récupération, la soudure. Expérience sans lendemain, parenthèse dans son envie de création. Un matin pourtant, il prit une décision, la décision. Après avoir fumé comme à l'accoutumée sa cigarette au pied du réverbère, il rentra sans bruit dans la maison. Son amie dormait depuis longtemps. Il entra dans le salon, s'approcha de la grande armoire normande qui lui servait de bibliothèque, l'ouvrit et enlevant deux de ses livres favoris ( "Henri Cartier Bresson Photographe" et "Les Américains" par Robert Frank) sortit le chargeur de la 22 long riffle qui avait appartenu à son grand père. Toujours sans bruit, il referma l'armoire, et prit son Leica qu'il laissait en permanence posé sur son bureau. Depuis longtemps l'appareil ne lui servait plus que de presse papier. Il s'assura qu'il était toujours chargé. D'un tiroir il extrait une antique cellule à main, modèle Gossen Luna six 3. Derrière le bureau la carabine était suspendue au mur, à ses côtés deux cadres contenant pour le premier une photographie noir et blanc de son grand père en tenue de sapeur pompier, et pour le second les médailles obtenues par ce dernier lors de la grande guerre. Avec la cellule, il s'assura que la lumière était suffisante et prit une vue de la carabine. 125 à 5,6 pour du 400 asa. Maintenant on doit dire iso mais lui ne s'était jamais fait à ce changement). Puis il posa le Leica sur le bureau, à côté des ouvrages de Cartier Bresson et de Frank. Il décrocha le fusil, introduisit le chargeur dans son logement, et s'assit. Il resta environ une heure, les yeux dans le vague, les yeux dans ses rêves... Il se décida enfin, mit l'extrémité du canon dans sa bouche...

Il s'appelait Jean et longtemps il avait rêvé d'être photographe. Son amie n'entendit pas la détonation, et heureusement aucune goutte de sang n'éclaboussa les deux livres ni le Leica. Henri Cartier Bresson, Pobert Frank et Oscar Barnak, s'ils ont contribué aux rêves de Jean ne doivent en aucun cas être tenus pour responsables de sa mort. 




Sylvain Perge


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